Les chercheurs le savent : leur travail se nourrit de rencontres, de la vie quotidienne, des à-côtés, les trajets vers la bibliothèque, la pause-café d’un colloque, les discussions avec les archivistes entre deux allers-retours en réserve. Ce sont des choses dont on se parle souvent, entre nous, des confidences de chercheurs, mais elles ne sont jamais écrites, elles ne méritent a priori pas de l’être, ou dans de rares exceptions, quand le sujet s’y prête, pour les archives juridiques d’Arlette Farge par exemple.1 Et pourtant, j’aimerais m’arrêter dessus parce qu’elles disent aussi ce qu’est la recherche en sciences humaines, la singularité de ces métiers dont la science est toujours aux frontières de la création. Lorsqu’elles donnent lieu à des idées inédites, des rapprochements inventifs, elles deviennent une source de connaissance vivifiante à laquelle il faut rendre hommage.
Il y a un peu plus de dix ans, à l’occasion de l’exposition Jacques Demy à la Cinémathèque française,2 je travaillais sur Les Demoiselles de Rochefort (1967), et plus précisément sur la galerie de peinture, la galerie “Lancien” inventée avec le décorateur Bernard Évein. C’est le seul exemple d’une galerie d’art dans la filmographie de Jacques Demy, qui préfère les boutiques et autres petits commerces. Ce pot-pourri de copies plus ou moins inventives de l’art abstrait des années 1960 cite Niki de Saint Phalle, Georges Mathieu, Lucio Fontana, Auguste Herbin ou encore Yves Klein. L’art contemporain est réinventé pour le plus grand plaisir des historiens d’art. Le conservateur Michel Gauthier voyait dans ce film un manifeste programmant l’échappée de l’art hors de la galerie, vers la Grand’place de Rochefort, ses forains, la ville transformée par la peinture de Bernard Évein.3 La fiction cinématographique exprime, en toute légèreté, une vérité de l’art de cette époque. Mais c’est à la vérité de l’art de Demy que je m’intéressais, Demy qui semble s’exprimer avec c es deux personnages d’artistes, épris du même personnage interprété par Catherine Deneuve, Delphine. Au milieu de la galerie de peinture, un portrait de Catherine Deneuve, dans le style de Bernard Buffet : “l’ idéal féminin” du peintre Maxence, un personnage qui a peint la femme de ses rêves. Il l’a inventée pour mieux la trouver. Le tenancier de la galerie, le très pragmatique Guillaume Lancien, s’oppose en tout point à ce peintre-poète. C’est un dandy, un commerçant qui en voyant la jeune femme, tire sur une poche de peinture à la manière de Niki de Saint Phalle : elle entre dans la galerie, plaisir : peinture bleue ; elle le quitte, colère : peinture noire. Le personnage exprime son émotion au moment où il la supprime, car le tir remplace toute expressivité du personnage. Il y a quelque chose de très primaire, très sexuel même, en même temps qu’une métaphysique spontanée née de la simultanéité entre l’émotion et la création. Sa réaction est tout aussi tragique que celle de l’autre peintre, Maxence, auquel il s’oppose cependant : son tableau en main, il cherche Delphine sans jamais la rencontrer dans un terrible chassé-croisé. L’un est charnel et spontané, l’autre est idéaliste et platonique : les deux sont perdus. Le cinéaste exprimait ici son regard sur l’art : sa galerie est un commerce parmi les petites boutiques qui peuplent ses films, une activité, un “passe-temps” qui fait partie du quotidien, mais c’est aussi un horizon, un idéal, une activité métaphysique. Cette dualité mise en scène dans Les Demoiselles de Rochefort, que je refusais de cantonner à un jugement moral sur l’art - Lancien, l’art condamnable contre Maxence, l’art pur - me semblait au contraire une invite à plonger dans “la vie et l’œuvre” du cinéaste, comme disaient les vieux historiens d’art. Je cherchais à comprendre comment Maxence et Lancien permettaient à Demy d’exprimer les aléas de son propre travail de création.
À Ciné-Tamaris, où je passais de longues heures, réchauffée par le chat d’Agnès Varda sur les genoux, je découvrais les archives de ses films. Il faut l’avouer, peu ou prou de références directes à l’art dans les documents préparatoires des Demoiselles de Rochefort, ce qui intéressait Demy c’était surtout les péripéties amoureuses inspirées des Enfants du Paradis, les circonvolutions scénaristiques dans lesquelles toute la beauté semble provenir des hasards de la vie et non des efforts de l’écrivain. L’art de son temps y est à peine cité. Pourtant, je découvrais les nombreuses toiles peintes à la fin de sa vie, lorsque la peinture a remplacé le cinéma. Le cinéaste pratiquait donc la copie de maître, des tentatives plus ou moins maladroites de comprendre Hopper, Braque, Mondrian. J’essayais de cerner son interrogation de la profondeur, ce renversement du fond de la toile jusqu’à ce que l’espace s’écrase dans la surface, qui semblait le préoccuper alors même qu’il représentait aussi de nombreuses fenêtres, des perspectives lointaines. Je comprenais grâce à cette peinture officieuse, secrète de D emy, à quel point les deux artistes des Demoiselles de Rochefort incarnent deux tendances coexistantes dans l’art de Jacques Demy tout au long de sa vie, l’un qui pense l’œuvre comme un tableau, une surface plane, dans le présent et la présence et l’autre qui pense l’œuvre comme un monde imaginaire, comme une fenêtre vers un ailleurs toujours inaccessible. Entre Lancien et Maxence, c’est aussi une opposition temporelle : Lancien est dans le présent et le réel, Maxence est dans une perspective temporelle longue, une quête de l’imaginaire qui peut s’étendre à l’infini. Je trouvais aussi des passages de roman soulignés, des notes, des dialogues de ses films, des fragments de pensées, un projet de film dans lequel les personnages entrent dans une toile de Vermeer, dans une perspective impossible et infinie, ou au contraire des photographies prises sur la côte ouest dans les années 1980, toutes plates, sans profondeur : apparaissait toujours l’opposition entre l’image irréalisable, l’idée, l’horizon inaccessible, et d’autre part, le goût de l’objet, du présent, la croûte et la luxure. En somme, les fantômes de Lancien et de Maxence, le pragmatique et l’idéaliste, hantaient ma lecture des archives de Demy, mon voyage dans sa vie créative et rythmaient le visionnage de ses films, ses images planes et ses perspectives infinies. Les coups de foudre et les amours platoniques devenaient les traductions de différents états esthétiques, d’un regard sur l’art latent dans les films de Demy, dont les citations artistiques sont toujours très discrètes.4
Que Demy n’ait pas explicitement décrit son rapport à l’art, qu’il l’ait au contraire minimisé en expliquant que, dans Les Demoiselles de Rochefort, il aurait pu tout aussi bien faire voir un politicien mais que c’était moins agréable,5 m’importait peu : le film et les traces de son travail créateur étaient cohérents, le fil blanc que j’avais trouvé me semblait rester au plus proche de son travail auquel j’espérais tout de même donner une vision nouvelle. Ce travail me paraissait donc abouti, les recherches dans les archives prolifiques de Demy étaient guidées par une lecture analytique de son film : la fiction et le discours sur l’art s’étayent mutuellement, ce qui me semble être un des objectifs du travail en archives. Or, tout n’a pas été accompli, et c’est pourquoi j’écris ce texte aujourd’hui.
En effet, je ne cessais alors de penser à Klein, son œuvre et sa persona, si présente dans le film. Évidemment, un galeriste d’art contemporain qui s’appelle Lancien, qui est luxurieux et cupide et qui part seul à la fin de ce film d’amour semblait à juste titre une prise de distance critique avec l’art contemporain. Mais je suis peu sensible à la recherche d’un jugement moral dans les films, et je préférais, comme je viens de le montrer, l’étudier en complémentarité du peintre idéaliste, paradigmes des aléas de la création artistique. Et puis, le personnage était trop inspiré par le magnifique Lacenaire de Carné pour être complètement négatif pour la spectatrice cinéphile que j’étais.
D’ailleurs, si l’on recherche la seule rencontre picturale qui aboutisse véritablement - le peintre Maxence continue à poursuivre son “idéal féminin”, le galeriste fait fuir sa maîtresse en essayant de la retenir -, c’est sur le seuil de la galerie d’art patronnée par Guillaume Lancien qu’elle a lieu. Sur l’image figurée en ouverture de ce texte, image à l’origine de mon ressouvenir de ce moment de recherche, Lancien, dans une position héritée de Lacenaire, regarde depuis sa galerie deux foraines et deux marins qui se rencontrent face à une vague imitation d’une Anthropométrie d’Yves Klein, dont le bleu était la signature. S’ensuit un dialogue efficace sur l’art concret :
Foraine 1 | Tiens, vous avez les yeux du même bleu que celui du tableau. |
Marin 1 | Ce n’est pas de ma faute ! |
Foraine 1 | C’est vrai, non ? Toi qui aimes les yeux bleus, tu dois apprécier. |
Foraine 2 | Je n’ai jamais rien vu de pareil ! |
Marin 2 | C’est mystérieux, on dit que la peinture est abstraite mais c’est faux puisqu’elle ressemble à ses yeux. |
Marin 1 | Qui eux ne sont pas abstraits, cette peinture vous voit comme je vous vois… |
Ils repartent ensemble, bras-dessus, bras-dessous. Une sortie légère, une rencontre éclair en contrepartie à l’autre rencontre impossible, seule toile figurative de la galerie, le portrait de Delphine. Ce plan condense ce qui me préoccupait à l’époque dans le cinéma de Jacques Demy, à savoir le jeu d’équivalence entre les expériences esthétiques et amoureuses. La rencontre naît d’une attention précise au quotidien, elle jaillit de la rue et est de ce fait une image de l’acte poétique, le coup de foudre qui chamboule tous les repères. Clairement, l’œuvre de Klein était assimilée à une rencontre charnelle, physique, immédiate. Autrement dit, un point de contact direct entre la représentation artistique et la vie réelle, l’œil et les sens. La couleur est le principal outil de cette rencontre, et elle est utilisée dans les films de Demy en général pour favoriser une communication directe, soudaine, d’une émotion et d’une pensée dans le même instant - pensons aux Parapluies de Cherbourg. Klein avait lui-même cette idée d’imprégner son spectateur dans son bleu, de le plonger dans un état esthétique afin que la contemplation artistique devienne un « événement pictural », c’est-à-dire que l’œuvre d’art dépasse le visible, sa puissance attractive attire le spectateur dans son monde, qui devient le « viveur » de l’événement coloré. La valeur affective du pigment s’exprime en coup de foudre dans le film de Jacques Demy, la matière picturale se transforme en événement poétique.6
Se retrouve chez Klein l’ambiguïté d’une conception de la peinture matérialiste, la sensualité d’une pratique artisanale de la matière picturale, et en même temps, une très haute idée de l’art comme pratique spirituelle. Klein voulait posséder l’immatériel, le mouvement, le bleu du ciel et il a conçu de nombreuses œuvres éphémères, de même que l’œuvre de Lancien n’existe que dans l’infime moment du tir. Si Yves klein était un artiste séduisant et prisé des médias, il fut aussi un artiste très controversé qui a été accusé à de nombreuses reprises de machisme, d’instrumentalisation du corps des femmes avec ses Anthropométries, des toiles qu’il réalisait en public en dirigeant un ensemble de femmes-pinceaux. Son travail a été caricaturé à de nombreuses reprises et ses relations avec le cinéma furent à ce titre houleuses : l’on pense au documentaire Mondo Cane (Paolo Cavara, 1962), une parodie facile de son travail, ou à la fiction de Chabrol, Les Godelureaux (1961), dans laquelle un artiste grotesque parodie la pratique des Anthropométries.7 Klein décrivait ses modèles comme une pure présence qui donne son impulsion à la création artistique : il ne peignait pas le modèle mais en compagnie du modèle. Et c’est manifestement ce qui se passe dans le film de Demy puisque l’apparition de Delphine dans la galerie est l’impulsion qui donne naissance à l’œuvre. Lancien et Klein ont donc tous les deux en même temps de très hautes aspirations artistiques, spirituelles, un désir impossible d’accéder à l’art absolu, tout en restant profondément enracinés dans le sensible, dans un artisanat aux prises avec le réel, le corps féminin et celui de la peinture.
Forte de cette réflexion, et emballée par la conjonction officieuse entre Klein et Demy dans les années 1960, je continuais ces recherches, et retrouvais l’artiste dans le triptyque coloré de Peau d’âne, le royaume bleu, spirituel et le royaume rouge, charnel, puis l’or de la réunion finale du couple de conte de fée, triptyque coloré cher au peintre. Ces trois couleurs dominantes, le bleu de l’esprit, le rouge charnel et l’or de l’immatériel, sont aussi les zones d’exploration de l’art d’Yves Klein. Il me semblait donc que l’artiste poursuivait des idéaux similaires au peintre, bien que je n’ai retrouvé aucune référence explicite au peintre dans les archives Demy : la rencontre était silencieuse, et n’appartenait qu’au domaine de leurs œuvres propres.
Ce sont donc vers les archives d’Yves Klein que mes analyses m’ont conduite. Mais que pouvais-je y trouver ? Explorer les archives Demy pour entrer dans l’intimité de son œuvre, de ses films, de sa création est plutôt intuitif, mais explorer les archives de Klein pour comprendre un film de Demy défie la logique. Bien sûr, je m’enrichissais d’une connaissance plus précise sur l’œuvre du peintre, cependant la bibliographie proliférante sur son œuvre aurait pu me suffire, d’autant plus que mon sujet de recherches principal était l’œuvre du cinéaste et non celle de l’artiste. Je me suis donc arrêtée là, mon commentaire de l’art figuré et de la pratique artistique de Jacques Demy était suffisamment étayé par les archives Ciné-Tamaris et la bibliographie existante, je voyais difficilement comment les archives de Klein pourraient me ramener à Demy, alors que leur seule rencontre existait dans quelques plans de films. Et pourtant, alors que j’y passais du temps pour d’autres recherches, à la fin d’une consultation, une discussion avec le directeur des archives de l’époque, Daniel Moquay, a fait ressurgir Demy aux côtés de Klein. Daniel Moquay a suivi et promu l’œuvre de Klein pendant de nombreuses années, il a tenu ses archives, suivi les expositions, les éditions, organisé le classement de ses documents et, il faut le dire, amplement participé à la promotion de l’œuvre de l’artiste en France et à l’international.8 Ses connaissances et son vécu de la réception de l’œuvre de l’artiste sont précieuses pour le chercheur. Il m’a raconté son parcours, après son mariage avec Rotraut Uecker en 1968, artiste et veuve d’Yves Klein, il a pris la direction des archives. Il est arrivé ici par alliance, par un coup de foudre. Avant, il faisait un peu de figuration dans des films. Notamment un, juste avant son mariage: il apparaît dans Les Demoiselles de Rochefort. C’était lui, le marin aux yeux bleus du film de Demy, celui du coup de foudre devant un tableau de Klein.
Cette belle rencontre, à la fois au cœur du film et à sa marge, je n’avais rien su en faire. Bien que frappée par la manière dont la vie avait su recroiser mes analyses, j’avais considéré que l’anecdote intime n’avait pas sa place dans un texte sur les Demoiselles de Rochefort. Cela n’avait pas lieu d’être : c’est un moment de vie, un hasard, une coïncidence, a priori tout ce qu’il y a de plus insignifiant. Un figurant, une courte scène, des personnages secondaires au point d’être anonymes et une histoire d’amour sans incidence sur l’intrigue de Demy. Le plan des Demoiselles choisi en ouverture de cet article est clair : dans la galerie, encadrées et à distance, des références, au Lacenaire des Enfants du Paradis, à Vasarely, à Klein. Au premier plan, la rue, l’anonymat, des marins et des foraines, des figurants qui traversent le film sans que le récit les singularise - bien que l’image les mette en avant. C’est cet espace anonyme que je désigne au regard aujourd’hui, cet espace sur lequel je n’avais pas su mettre de mots à l’époque. Il venait pourtant parachever toute ma compréhension de l’œuvre du cinéaste, son goût de la simulation de rencontres banales mais plus belles que l’art lui-même, ses scénarios organisés comme des chassés-croisés dans lesquels le hasard modèle la vie d’une main de maître, ou l’impuissance et le destin dessinent des formes aussi admirables qu’elles sont acheiropoïètes.
Cet article, j’ai voulu l’écrire en retombant sur cette image du film de Demy, ou Daniel Moquay apparaît, avec ses yeux bleus et la peinture bleue dont il commencera à faire la promotion, un an plus tard. Son nom est noyé parmi ceux des autres figurants, sur le fond bleu du générique de fin ; il est difficile de le rattacher au marin anonyme qui passe devant une vitrine. Certes, je n’apprends rien à personne en disant que les archives sont le lieu de l’identification, nommer les individus, comprendre les événements et les rencontres. Ce qui me frappe a posteriori, ce sont les lacunes de ma pratique de chercheuse débutante : j’avais écarté ce que je considérais comme anecdotique, ou plutôt, ce que je n’avais pas le droit de prendre en compte dans ma réflexion. Cette rencontre hasardeuse sortait du cadre de la préméditation de l’artiste comme du cinéaste. Ce qui m’a poussée au silence sur cette belle anecdote, c’est cette frontière de l’intention contre laquelle nous sommes pourtant tous prévenus au moment de faire de l’analyse de film : répéter l’objectif annoncé par l’auteur n’a pas d’intérêt, reprendre le message apparent de l’œuvre non plus. L’analyse découvre, révèle ce que l’œuvre produit et non ce qu’elle dit. Et pourtant, comment considérer un tel hasard dans l’ensemble signifiant du film ? La présence de Moquay sur le tournage de Demy et devant une toile de Klein relève de l’anecdote.
Pourtant, au cinéma, disait Rohmer, tout est fortuit, sauf le hasard:9 le bon cinéaste organise son film, en pose les fondations avec minutie pour ensuite laisser son œuvre se réaliser d’elle-même. Le monde abondera dans le sens de l’œuvre bien engagée, et en étoffera la complexité. C’est au moment où elle échappe à son auteur que la beauté émerge, au moment où elle se libère de sa main qu’elle s’accomplit. Je pense aujourd’hui que cet événement aurait dû faire partie de ma réflexion sur le film. Cette rencontre qui échappe à tous, qui n’est dessinée par la main de personne, fut paradoxalement annoncée par l’œuvre du cinéaste comme par celle du peintre, qui ont préparé le hasard à la beauté.
L’analyse se nourrit de tout ce qui entoure le film, les autres arts, certes, mais aussi les rencontres, la vie de l’œuvre que les archives et les personnes renseignent. Comme dans les témoignages, dans les archives, aussi documentées, aussi bien classées soient-elles, se mêlent le rêve et le hasard, les intentions avortées et les projets ratés.10 Il y a ce qui échappe à l’auteur, ce qu’il ne dit pas, qu’il ne sait pas ou ne veut pas montrer. Il y a la vie, chaotique, qui s’immisce entre les rangées dont les archivistes tentent de préserver l’ordre. Ces sources ne permettent pas véritablement de remonter à l’origine des œuvres, ou si peu. C’est un leurre d’une certaine manière car elles défient par leur forme l’œil en attente du document lisible ou de la parole audible. Mais surtout, il y a cette insignifiance qui joue en permanence avec le chercheur, chaque document le défiant de faire coexister la fiction et la vie quotidienne. Les hasards qui ponctuent, qui complexifient l’entreprise de signification à laquelle le chercheur s’attelle. Certes, les archives nous donnent accès au privé, au singulier, aux désirs irrationnels que Jacques Aumont pose comme l’une des difficultés de l’historien : “l’histoire bute sur le privé parce qu’il est forcément singulier, là du moins où il se plie à quelque chose comme un désir”.11 Et pourtant ce désir de création, cette singularité du processus de gestation des images que les archives contiennent souvent, en partie, même si ses formes ne sont pas toujours lisibles, demande pour être compris de se défaire, au moins pour un temps, de ce qui est leur fondement même : l’auteur en tant que source univoque de la genèse de son œuvre. L’auteur qui désire et qui agit, la personne qui pense, qui vit et qui s’exprime dans “ses” images. Si ce que les vieux historiens appellent “la vie et l’œuvre”, semble désuet aujourd’hui, et particulièrement en études cinématographiques, ce n’est pas parce que la porosité entre le quotidien et le travail artistique n’est plus une question, c’est parce que le concept même d’auteur supposé par les archives monographiques est mis à mal par ces mêmes documents. L’auteur ne recoupe pas strictement la personne, ni la personne intime, ni la personne juridique;12 ce sont les œuvres qui inventent les auteurs, non l’inverse. Supposer que l’auteur est une entité clairement définie évacue l’anachronisme, les hasards, les contresens, ce qui dans l’analyse de l’œuvre ne se justifie pas par un moment de vie ou une intention. Cela exclut aussi l’analyse visuelle des images anonymes, films d’archives et documents qui préoccupe néanmoins de plus en plus d’historiens aujourd’hui.13 Cela implique de dédaigner la singularité formelle des images sans nom. Ne voir les images que par la lorgnette des auteurs aveugle à la forme du croquis dessiné par un collaborateur, à la composition d’une photographie prise par une amie ou à la biographie d’un figurant. Il est bien dommage que l’étude de la forme semble incompatible avec ce qui échappe au domaine de l’intention, l’anonymat et le hasard, les images spontanées et les rencontres fortuites. Et pourtant, apprendre à regarder ce qui ne semble pas fait pour l’être et apprendre à penser ce qui semble insignifiant permettrait d’ouvrir l’analyse formelle aux hasards de la vie.
Je remercie Daniel Moquay pour ses souvenirs racontés entre deux boîtes d’archives et Marilou Barbanti des Archives Yves Klein ; Agate Bortolussi et Ciné-Tamaris pour l’autorisation de publication du photogramme des Demoiselles de Rochefort et enfin Christa Blümlinger pour m’avoir poussé à écrire sur ce sujet un soir de colloque, à l’endroit même où naissent de nombreux articles.